Un État qui s'endette vole les générations suivantes. Revue d'un sophisme | Terra Nova – Fondation Terra Nova

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Il est impératif de réduire notre endettement pour ne pas peser sur les générations futures. Cet argument, mille fois répété, marque les esprits et oriente les choix politiques. Mais le raisonnement est-il vraiment solide ?
Les parents boivent, les enfants trinquent. Peut-on dire pareillement, s’agissant de la dette publique : la génération d’aujourd’hui dépense, ses enfants paient la note ?
La réponse est non, vigoureusement : la dette publique ne vole pas les générations futures. Le débat public – et le contrôle démocratique de la dépense publique – seraient renforcés si l’on déconstruisait tranquillement les ressorts de cette affirmation.
D’abord, si l’État emprunte, c’est que quelqu’un lui prête. Une personne de la génération présente sort de l’argent de sa poche pour financer l’État, de la même façon qu’une personne (pas forcément la même, on y vient) sort aujourd’hui de sa poche si l’État recourt à l’impôt. Dans les deux cas, la génération présente s’abstient de consommer ou, dit autrement, épargne.
Celui qui a prêté sera heureux plus tard d’être remboursé, lui en personne si son achat est fait par l’intermédiaire d’un fonds de pension, ou ses enfants. La dette publique, comme toute dette, fait voyager l’épargne dans le temps, au profit (ou pas, on va le voir) de nos enfants. La génération future rembourse bien sûr l’emprunt, mais en réalité rembourse celui dont le parent a prêté à l’État, c’est-à-dire quelqu’un de la même génération. Fin du sophisme.
La seule question vraiment importante, c’est la destination des fonds, qu’ils soient levés par impôt ou par emprunt. C’est la qualité de la dépense publique qui compte. Si le rendement (social) de la dépense est supérieur au coût économique des ressources (quelque chose qu’approche en général le taux d’intérêt de la dette), alors la dépense est saine et non seulement nos enfants seront remboursés, mais ils vivront mieux. Dans le cas inverse, ils nous maudiront.
Où est le problème de fond, alors ? D’abord, il n’est pas facile, y compris pour un parlement bien informé et politiquement responsable, de juger a priori de l’efficacité de la dépense publique. Son rendement n’est pas pécuniaire, du moins immédiatement, il est en grande partie social : une meilleure éducation des jeunes (c’est-à-dire de la génération future !), une meilleure sécurité, etc. On peine à donner des chiffres. Parfois même cette dépense n’est pas un investissement : recruter des magistrats ou des policiers sur la fonction de sécurité publique est une dépense courante, mais qui a des enjeux de long terme.
C’est pourtant la chose essentielle à faire : analyser au mieux l’efficacité de la dépense. Nos institutions en France se prêtent mal à ce type de débat rétrospectif sur les budgets votés. C’est le signe d’un contrôle démocratique déficient et d’une relation médiocre entre parlement et exécutif. Les problèmes structurels de finance publique de la France, si on la compare à l’Allemagne, viennent en partie de là.
Ensuite, l’État ne diffère pas tant que cela d’une entreprise. Or, il y a un résultat fondamental de la finance d’entreprise : le bien-fondé d’un projet d’investissement identifié ne dépend pas de son mode de financement, dette ou fonds propres, ou, dit autrement, de la provenance des fonds, des créanciers ou des actionnaires (des contribuables ?). Ce résultat est partiellement invalidé parce que le niveau d’endettement rétroagit sur les comportements tant des actionnaires que du management, surtout pour des niveaux élevés de l’endettement, mais il en va de même pour l’État[1].
À se focaliser sur la dette, on se rabat sur un substitut très imparfait. Si la conduite de l’État ressemblait à la conduite d’une voiture, on ne s’occuperait que de la pédale de frein, oubliant où la voiture doit aller (le volant) et à quel rythme (l’accélérateur).
Cela se comprend bien sûr, car il est plus facile de lever de la dette que des impôts. Interrogez les électeurs ! Là encore, l’État ne diffère pas d’une entreprise. Le management (l’exécutif ?) préfère s’endetter plutôt que d’aller pleurer auprès de ses actionnaires sur un projet sur lequel ils vont demander des détails et le titiller. Le contexte de taux bas a également favorisé ce recours aisé et moins intrusif à la dette pour financer les dépenses. Par conséquent, en l’absence d’un lieu politique efficace où s’organise le débat sur la dépense publique, il n’est pas absurde de s’accrocher au seul instrument sur quoi on pense avoir une action : le frein, ou encore le niveau d’endettement public.

La règle d’or

Mais même sur le niveau de la dette, les citoyens, via leurs représentants, n’ont qu’un contrôle imparfait. On entend alors des propositions consistant à fixer dans le marbre le contrôle de la dette, c’est-à-dire à proscrire le déficit public. Une sorte de frein autobloquant. Il s’agit de la « règle d’or », qui dit que, corrigé du cycle conjoncturel, un budget doit toujours être à l’équilibre. L’Allemagne l’a fait passer dans sa législation et a poussé le président Sarkozy à en introduire une version heureusement édulcorée dans la française. Wolfgang Schäuble, ministre des finances du temps de Mme Merkel, était absolutiste : il précisait qu’il s’agissait d’un schwarze Null, c’est-à-dire un solde budgétaire à zéro par valeurs positives (dans le noir) plutôt que négatives (dans le rouge).
C’est la règle la plus sotte qui soit, d’une part parce qu’elle est irréaliste (si l’on regarde l’Allemagne aujourd’hui post-Covid et post-alerte russe), mais surtout parce qu’elle impose à terme la disparition pure et simple de la dette publique. Prenez une entreprise à qui l’on dirait : gardez à 50% votre levier de dette, ratio de la dette financière à son bilan économique. Si sa croissance est de 5%, son actif va croître de 5% et elle devra continuellement s’endetter pour garder ce ratio, c’est-à-dire avoir un flux de trésorerie négatif. Si elle reste schwartze Null en flux de trésorerie, sa dette fondra inexorablement à zéro. Il en va de même pour l’État. Par conséquent, si la dette publique est gardée à 50% du PIB, il faut comptablement que l’État s’endette continuellement et donc ait un déficit public structurel.

Tout financer par impôts ?

Mais pourquoi ne pas tout financer par impôts, dirait certains ? Pour quatre raisons.
1. C’est irréaliste, comme on l’a vu. Se préparer par exemple au risque accru d’un conflit armé ne peut être financé par les seuls impôts, au risque d’une récession qui affaiblirait le pays au mauvais moment.
2. C’est oublier que la dette publique joue un rôle essentiel dans toute économie : elle donne la mesure de ce qu’est une dette sans risque, c’est une boussole. Elle est le seul instrument d’épargne qui soit raisonnablement sans risque et qui autorise, par son rôle de refuge dans les temps incertains, des placements d’épargne à risque. Et un pays sans épargne ne va pas loin. Il est donc dangereux d’installer Luther sur son épaule en disant : « keine Schulden, keine Schulden… » en montrant du doigt les autres, comme a pu le faire dans le passé le gouvernement allemand. (Schuld veut dire dette en allemand, mais aussi péché ou faute, pour souligner l’attache religieuse du mot.) Il devrait dire : « surveillez mieux vos dépenses ! », mais là on lui reprocherait de s’insérer dans le débat démocratique national.
3. L’État joue un rôle incontournable d’assureur social : il limite les dégâts du cycle conjoncturel sur l’emploi et le bien-être en creusant son déficit en période de récession, en le limitant en phase de croissance.
4. Enfin, de manière plus polémique, les marchés financiers jouent eux aussi un rôle de contrôle et de garde-fous, à côté du vote citoyen. On les dit court-termistes et prompts à refuser tout programme d’aide sociale. Mais ils aident aussi utilement à étalonner les performances d’un pays sur celles d’un autre, et dans cette fonction, viennent au secours du parlement.

Une dette publique ne se rembourse jamais, en principe

En finances publiques, on ne rembourse jamais la dette, on la roule[2]. Et, dans la plupart des pays avancés, on observe depuis l’après-guerre que le taux d’intérêt est le plus souvent inférieur au taux de croissance nominal de l’économie.  La France est dans ce cas, comme le montre le graphique qui suit. En rouge, je mets le taux de croissance nominal du PIB, y compris donc inflation. En bleu, le taux d’intérêt des emprunts d’État après imposition (eh oui, l’État paie des intérêts, mais perçoit de l’impôt sur les revenus d’intérêt, du moins ceux perçus par ses citoyens). Je retiens pour le graphique le taux OAT à 10 ans alors qu’il faudrait plutôt un taux à 7 ans – plus faible en général –  pour se caler sur la maturité moyenne de la dette publique.
Comme on le voit, depuis les années 2000, et surtout aujourd’hui avec le rebond non anticipé de l’inflation, l’écart r – g est négatif. Dit autrement, si l’on ne fait rien, la dette (qui croit comme le taux d’intérêt) tend spontanément à décroître en proportion du PIB (qui croit bien sûr comme son taux de croissance !).
Attention à ce subterfuge cependant, par la facilité qu’il procure à la dette et donc, pour se répéter, à la mauvaise dépense publique. C’est d’autant plus vrai qu’un autre phénomène, de nature monétaire, entre en jeu. La France jouit en effet d’une sorte de (petit) « privilège exorbitant » (comme je l’expliquais ici) celui d’être le moins mauvais des grands pays de la zone euro capables d’émettre une dette liquide et de bonne qualité de crédit, c’est-à-dire de produire des « actifs financiers sûrs » en euros, une devise qui doit faire partie de tous les portefeuilles à l’international. Prenant une approche « monétaire » des finances publiques, l’État français fabrique par ses déficits un service pour la communauté financière internationale et en profite pour s’endetter à coût bas. L’Allemagne, de par sa rigueur budgétaire et ses atouts économiques, ne produit pas de dette publique en quantité suffisante.
Cette latitude est dangereuse par l’illlusion dont elle berce les gouvernements. Si les mauvaises dépenses ont été récurrentes, c’est la solvabilité du pays qui est en jeu et les marchés financiers se ferment ou demandent des taux usuraires, sur le dos des générations présentes et futures. L’épisode Liz Truss en Grande-Bretagne restera comme une expérience naturelle dont on parlera longtemps dans les cours de macroéconomie. Or, un accident comme celui advenu chez les Britanniques peut fort bien et très vite advenir ailleurs quand on a des endettements publics qui dépassent les 100% du PIB.

Les effets redistributifs de la dette publique

Dernier point : on a vu que la dette fait voyager l’épargne dans le temps. Mais elle la véhicule aussi dans l’espace à un même moment, des agents prêteurs aux agents emprunteurs. Et ceci est loin d’être une trivialité. Car comparons le sort des deux personnes du début de cette note, la première qui sortait de sa poche pour acheter l’emprunt, la seconde pour payer l’impôt. Les deux, dans le cas positif d’un usage sain des fonds collectés, verront leur niveau de vie ou celui de leurs enfants s’améliorer. Mais le prêteur aura un avantage supplémentaire sur le contribuable : il touchera des intérêts alors que le second aura payé l’impôt sans gratification. La dette occasionne donc aussi un transfert patrimonial au sein des générations d’un même âge, traversant d’ailleurs les frontières puisqu’une grosse part de la dette publique française est détenue par des investisseurs étrangers. Sachant que le financement de la retraite en France ne se fait quasiment pas par l’intermédiaire des marchés financiers, l’investisseur en titres de dette publique en France fait plutôt partie des hauts revenus. Il importe d’autant plus alors que le mode de financement de l’État soit raisonnablement neutre du point de vue de l’équité. Cela oblige à une attention extrême à la répartition de l’impôt, notamment entre les revenus du capital et ceux du travail.
Au total, il faut se méfier du sophisme générationnel pour juger des finances publiques. Ce qui importe, c’est la dépense publique et les institutions pour en assurer la qualité.


[1] Pour être technique ici, le résultat de neutralité de la structure de financement est dû à Modigliani-Miller. Il y a également en finances publiques un résultat de neutralité en matière de financement, connu sous le nom de Ricardo-Barro. Il dit qu’il est indifférent de financer par dette ou par impôt, car les agents privés, qui pourtant échappent à l’impôt, savent bien que la dette levée devra un jour être remboursée. Ils  ajustent alors leur comportement de dépenses comme si les fonds levés par l’État l’avaient été par impôts. C’est là que l’assimilation actionnaire – contribuable rencontre sa limite : le créancier d’une entreprise ne devient pas pas automatiquement un actionnaire (contribuable) quand il s’agit de rembourser la dette.
[2] Un point mis en avant lors d’une intervention restée fameuse de Olivier Blanchard en 2019 devant l’Association américaine d’économie. Depuis lors, Blanchard est devenu un peu moins assuré et fait partie des économistes qui ont jugé excessif le plan de relance de Biden.
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