Ukraine : «C'est un peuple qui se bat contre une armée» – Le Vif

L’ ambassadeur de France en Ukraine, Etienne de Poncins, retrace dans Au cœur de la guerre les six premiers mois du conflit. Il en tire la conviction que la nation ukrainienne en armes ne pourra pas être vaincue. C’est la revanche du «petit frère» méprisé.
Dans Au cœur de la guerre (1), l’ambassadeur de France en Ukraine, Etienne de Poncins, conte le récit de six mois de guerre en Ukraine, depuis les premières minutes de l’invasion russe, le 24 février dernier, jusqu’au 31e anniversaire, morose, de l’indépendance de l’Ukraine le 24 août. Dans l’intervalle, le diplomate aura vécu la percée des militaires russes jusqu’à quelques centaines de mètres de l’ambassade et du palais présidentiel, l’évacuation du personnel de Kiev à la faveur d’un périple non sans danger vers le sud et la Moldavie, l’ouverture d’une représentation provisoire à Lviv, la réinstallation d’une équipe réduite dans la capitale, la révélation des massacres de Boutcha, et les premières reconquêtes de l’armée ukrainienne dans l’est et le sud du pays. L’intérêt du livre d’Etienne de Poncins tient à la description passionnante de ces mois qui ont marqué l’histoire de l’Europe et à la connaissance qu’a développé l’auteur de l’âme du peuple ukrainien, qui emporte sa conviction qu’il ne pourra pas être vaincu.
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Il n’y a pas de dimension idéologique dans la guerre en Ukraine.
Etes-vous d’emblée convaincu, le 24 février, que l’objectif de l’attaque de l’armée russe est de prendre Kiev et de renverser le pouvoir ukrainien?
Oui. C’est un coup de force qui vise à s’emparer de Kiev très rapidement, en arrivant par un aéroport au nord et en prenant la ville en tenaille. L’ objectif, je le comprends assez vite. Et, de façon assez surprenante, immédiatement, j’ai le sentiment que l’opération va échouer, alors que beaucoup de collègues au sein de l’ambassade de France et des représentations anglo-saxonnes pensent qu’elle va réussir. J’étais confiant dans la capacité de résistance ukrainienne. De plus, la ville de Kiev est très étendue et peuplée de cinq millions d’habitants. Vous ne prenez pas une métropole de ce type avec trente mille ou quarante mille hommes, si elle se défend. J’étais intimement convaincu que Kiev se défendrait et que l’Ukraine se défendrait.
Un fait important, en ce début de guerre, est la résistance de jeunes recrues cantonnées à l’aéroport de Hostomel. Pourquoi?
La situation à Hostomel s’est répétée en d’autres endroits. Ce sont les ressorts de la défense d’une nation. Les militaires professionnels en poste à Hostomel avaient été déployés dans le Donbass. Ne restaient sur cet aéroport stratégique que du personnel administratif et des appelés. J’ai voulu raconter comment et pourquoi de jeunes soldats, après avoir été frappés par des missiles dans leur caserne, ont néanmoins pris les armes, sont allés se battre, et ont repoussé les forces spéciales russes parmi les plus puissantes, les Spetsnaz. On ne peut le comprendre que si on relie cette réaction au patriotisme et au constat que le peuple ukrainien, dans toutes ses composantes, refusait de passer sous domination russe. Cette attitude a une résonance avec ce que nous avons connu à l’ouest de l’Europe lors de guerre de 1914-1918, plus qu’avec la Seconde Guerre mondiale. Il n’y a pas de dimension idéologique dans la guerre en Ukraine. Vous avez ici un peuple qui refuse une domination et qui prend les armes à tous les échelons de la société. Ce n’est pas une armée qui affronte une autre armée. C’est un peuple qui se bat contre une armée.
Une nation ukrainienne est-elle née ou s’est-elle révélée lors de cette guerre?
Les germes étaient déjà là. Je m’en étais aperçu en parcourant beaucoup le pays. Mais évidemment, la nation ukrainienne s’est révélée, s’est cristallisée lors de cette guerre. Si Vladimir Poutine a réussi une chose, c’est bien d’avoir encore plus conforté la nation ukrainienne parce que, effectivement, on pouvait avoir des doutes sur la solidité et la puissance de ce sentiment national. Je termine d’ailleurs ce récit sur six mois à la date du 24 août 2022 qui résonne avec le 24 août 2021 où les Ukrainiens avaient célébré les trente ans de l’indépendance. J’avais constaté à ce moment-là que les Ukrainiens formaient une nation patriote dans le bon sens du terme, animée non par un patriotisme agressif mais par un patriotisme solide, ancré dans les racines paysannes du peuple ukrainien.
Une démocratie est mieux armée face à une guerre. Et si elle est décentralisée, elle est encore plus efficace.
Vous parlez aussi de culture de la liberté au cœur de l’identité ukrainienne. Une démocratie est-elle mieux armée face à une guerre qu’un pouvoir autoritaire?
Oui, une démocratie est mieux armée face à une guerre. Et si elle est décentralisée, elle est encore plus efficace. L’Ukraine n’est pas un pays pyramidal. Evidemment, Volodymyr Zelensky en est la figure de proue. Mais la puissance des maires est très importante. Je vous donne un exemple qui va dans le même sens que ce que je vous ai dit sur la résistance à Hostomel, celui de la ville de Tchernihiv, à 150 kilomètres au nord-est de Kiev. Les Russes n’ont jamais pu la conquérir malgré un siège de 35 jours. S’ils l’avaient conquise, comme elle est un nœud routier et ferroviaire, ils auraient pu fondre assez facilement sur Kiev. Mais, là aussi, la résistance ukrainienne a produit ses effets. Le maire a mis sa ville en état de défense. Il a réuni le conseil municipal. Il a mobilisé des militaires, des policiers, des postiers, etc. Il a fait installer des checkpoints. Il a fait sauter des ponts. C’est très étonnant, surtout pour un Français, sans doute moins en Belgique où vous avez aussi une organisation très forte au niveau communal.
Chaque maire, chaque oligarque, chaque personnalité politique a créé son bataillon, expliquez-vous. Le revers n’était-il un risque de désorganisation?
C’est la traduction de la nation en armes. Chacun a son bataillon et, paradoxe ukrainien, le système fonctionne très bien. Cette organisation décentralisée vient historiquement des cosaques. Elle produit un système très fluide. Un exemple: le président Zelensky n’est pas dans le détail des opérations militaires. Chacun est dans son rôle. Il se concentre sur les relations avec les leaders inter- nationaux, sur la communication… Et il laisse le général Valeri Zaloujny, le commandant en chef des forces armées, un homme remarquable, gérer les opérations militaires. Cela aurait pu mener à la pagaille. Au contraire, je suis frappé depuis le début de cette guerre par le fait que c’est un Etat qui fonctionne. Quand je dialogue avec des interlocuteurs sur la gestion de l’aide humanitaire, je m’aperçois qu’ils savent exactement ce qu’ils veulent. Ils ont trouvé le bon équilibre entre la diversité, la décentralisation et l’efficacité. Pourquoi? Parce qu’ils sont tous unis derrière le même but: ils veulent tous chasser les Russes.
En quoi la révélation des massacres de Boutcha constitue-t-elle un tournant dans le conflit?
Les massacres ont été à la fois organisés – les gens du FSB (NDLR: un service de renseignement russe) avaient visiblement des listes – et chaotiques – avec des soldats livrés à eux-mêmes et alcoolisés qui se comportent de façon abominable. Les massacres de Boutcha ont donné une autre dimension à la guerre pour les Ukrainiens. Chacun a été touché par ces crimes. Si, aujourd’hui, on perçoit parfois une sorte de radicalisation du côté ukrainien, c’est dû au fait que les Ukrainiens ne souffrent pas seulement militairement, mais aussi de ces crimes abominables. Même s’ils ont une grande faculté de résilience, il faut prendre en compte ce facteur qui touche au plus profond le peuple ukrainien et le conduit, par réaction, c’est humain, à être très dur aujourd’hui face à toute perspective de négociation ou de paix.
Les massacres de Boutcha ont donné une autre dimension à la guerre pour les Ukrainiens.
A propos des soldats russes, vous parlez de soudards, de soldatesque, de troupes alcoolisées… L’armée russe ne respecte pas les lois de la guerre?
Il ne faut pas généraliser. Mais il est vrai qu’elle donne l’impression de ne pas avoir évolué par rapport à l’armée rouge, à savoir une armée de masse, contrainte, peu motivée, qui a le poids de la force mais qui n’est pas tenue, gérée, modernisée, avec des énormes problèmes d’alcool… Il manque un échelon important dans cette armée, celui des officiers. Beaucoup de ses équipements datent du pacte de Varsovie, des années 1970 et 1980… Je reste très sceptique sur la capacité qu’une telle structure, même avec une masse importante, puisse l’emporter face à un peuple déterminé, compétent, et qui progresse. C’est une armée du XXe siècle face à une du XXIe siècle. Presque chaque jour, la guerre le démontre.
Vous évoquez, dans le chef des dirigeants et des soldats russes, une forme de jalousie envers la réussite des Ukrainiens, qui nourrirait chez eux un sentiment de haine. Est-ce une dimension importante à prendre en compte?
Il y avait du mépris de la part des Russes, héritiers de la grande culture russe, vis-à-vis du «paysan ukrainien». Quand on parle à propos des Russes et des Ukrainiens de «peuples frères», il faut considérer que le peuple ukrainien est en l’occurrence le «petit frère» maltraité. Or, non seulement ce peuple s’est éloigné de «son grand frère» mais, en plus, il a beaucoup mieux réussi, économiquement, socialement. Cela explique cette jalousie, qui s’exprime aussi à l’encontre de l’Occident honni. Ce mélange de jalousie et de mépris qui se transforme en haine explique beaucoup de choses.
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Si le président Zelensky n’était pas resté à Kiev, cela aurait-il changé la face du conflit?
Je le pense très sincèrement. Une guerre, c’est à la fois des mouvements de fond – on évoquait ce mépris des Russes envers les Ukrainiens – et des réalités de terrain. L’histoire reste faite par des êtres humains. Il est clair que si Volodymyr Zelensky ne s’était pas dressé, le 25 février, en disant «Je suis là. Je ne bouge pas», les choses auraient été très différentes. Vladimir Poutine pensait qu’il n’avait pas la stature et qu’il partirait. C’était mal connaître Volodymyr Zelensky. Il a fait l’histoire. Le cours de la guerre aurait probablement été modifié s’il s’était enfui comme certains l’ont fait dans son entourage, par exemple le chef du SBU, les services secrets ukrainiens.
1) Au cœur de la guerre, par Etienne de Poncins, XO Editions, 352 p.
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